Marine BOUILLOUD

Abstraction étendue
Texte d'Eva Prouteau, paru dans le catalogue de l'exposition Résidences 2013, centre d'art contemporain de Pontmain, 2013


Apparition de l'œuvre

Pour aller vite, la peinture de Marine Bouilloud s'énoncerait ainsi : vocabulaire formel restreint et géométrique, couleurs intenses (gamme rouge-orangée éclatante et bleu pacifique complémentaire), et effets perceptifs immédiats — ouverture de l'espace, sensation de mouvement, impacts lumineux puissants. Une peinture à la fois simple et sophistiquée, qui pense et qui donne du plaisir, qui touche au visible autant qu'à l'invisible. Le contraire d'une présence monolythe : une peinture qui surprend l'œil.

Background

L'inverse eut été étonnant : car Marine Bouilloud endosse une histoire de l'art pour le moins foisonnante. Tranquillement, ses peintures portent en elles de nombreux héritages visuels, de l'art islamique à l'art aborigène, du constructivisme à l'art concret, du graphisme industriel à la peinture abstraite de Bridget Riley, Ellworth Kelly ou Kenneth Noland, de l'art cinétique aux vibrations Op… Des sources multiples remixées et hybridées, pour un résultat lesté de savoirs liés aux machines futuristes et au cosmos, aux sciences dures et à la spiritualité, à la musique et à la mode, mais aussi à l'architecture.

Fi des dogmes !

Pour épanouir ces lectures ouvertes, l'artiste avance intuitive et décomplexée : elle assume certes une tradition formaliste, mais débarrassée d'enjeux dogmatiques ou d'enfermements fondamentalistes, et la domestication de l'abstraction picturale — sa dissolution dans le décor et l'industrie visuelle — a l'air pour elle d'être une vieille affaire, qui remonte au moins à Sonia Delaunay. Prévaut dans la peinture de Marine Bouilloud l'expérience des formes pleines, l'énergie lumineuse et le magnétisme accaparant des couleurs conjuguées : et si la dimension spirituelle n'est jamais exempte de l'œuvre, elle se revendique laïque. Une abstraction élargie et laïque.

Polarités astrales

Comme un manifeste, la première œuvre qui s'offre au visiteur dans l'espace d'exposition de Pontmain dévoile d'emblée cette poétique de l'énergie et de l'immatériel. Intitulée Souffle solaire, le grand wall painting traverse l'espace comme une chaude pulsation horizontale, battue en cycle ternaire pour cercles fragmentés, qui s'étirent et se contractent en libérant la couleur. Face à cette respiration qui oscille du jaune de cadmium clair au rouge carmin, l'accrochage confronte une explosante fixe : un œil comme un astre noir posé sur aplat bleu, disque matiériste à l'aspect brillant qui évoque un processus métamorphique étrange, entre éruption et liquéfaction, entre nuit et magma. Le titre de la toile, Cratère, atteste l'image d'un paysage chtonien abyssal et remuant.1

Peintures volumétriques

La salle suivante fait à nouveau la part belle aux échappées cosmiques : Mysterious Light rassemble six peintures sur bois, précieuses par leur petite taille, et très minutieuses d'exécution. L'artiste a bien prémédité son format : des triangles équilatéraux parfaitement stables, aux angles et à l'épaisseur saillants — six univers en soi qui dialoguent et ricochent. Alignés horizontalement, ils sont traités comme des peintures-objets, et leur composition déborde le point de vue frontal pour englober la tranche, invitant l'œil à la mobilité curieuse. L'artiste travaille en alternance la fragmentation, créant des effets de mise en abyme fractale, ou bien différents principes de rayonnements, qui semblent déployer la forme – tous ces principes de composition s'appuyant sur une gamme chromatique irradiante, dominée par le jaune-orange-rouge et le bleu-gris-blanc. Là encore, une forme de respiration advient, entre micro et macro, éclat intérieur aux infinies facettes et expansion hypnotique, un double mouvement que l'artiste reprend en variations de bleus et de noir dans la toile Cercles dans la Pointe, concentré de pénétration acérée et de vibrations circulaires.

Quitter le mur

Non loin, une autre peinture volumétrique s'échappe du mur et colonise le sol : après l'horizontalité, la trajectoire verticale, où trois rouleaux de bois ordinairement utilisés pour délimiter les parterres des jardins se voient détournés en support à peindre. Entre mur et sol donc, rampes souples, ils égrènent leur relief de demi-rondins rebondis ornés d'imbrications de triangles colorés, dont la gradation d'intensité capture le regard. Avec un titre joyeux qui soutient la légèreté du geste (Garden Party), Marine Bouilloud affiche délibérément une posture craft, puisant dans la substance décorative et le recyclage du quotidien, dégagée de la tutelle moderniste. Ce qui n'empêche en rien les lectures spirituelles de l'œuvre : du rouge sang aux pâles nuances de jaune, c'est aussi une partition du monde qui s'écrit en creux, embarquée dans un mouvement construit et ascensionnel, ou au contraire soumise aux forces gravitaires telluriques, suivant le sens de lecture que choisira le visiteur. Car ici encore moins qu'ailleurs, il n'y a jamais une seule manière de voir l'œuvre : c'est le spectateur qui prend le pouvoir.

Zig-zag dans la lumière

Sur ce point — une forme de démocratisation et de liberté du regard sur l'œuvre — Marine Bouilloud marche clairement dans les traces de l'Op art et de l'art cinétique : des pionniers empreints de positivisme, fondant leur pratique sur l'expérimentation, et explorant le phénomène de la vision sans référence fermée (littéraire, psychologique, romantique ou métaphysique), mais ne réprimant pas pour autant ni l'humour, ni l'expression d'influences personnelles, psychanalytiques ou méditatives. Ainsi, ce qu'elle met en jeu dans Luz est à la fois un motif géométrique rythmé d'un crescendo/decrescendo chromatique, mais aussi presque un autoportrait, baigné de réminiscences du Sud, comme le suggère le titre. Au gré d'humeurs changeantes et incertaines, la grande toile au relief zig-zaguant recherche sensiblement la lumière, en étageant six tons chauds (du rouge au jaune, ou inversement) entrecoupés de blanc, verticalement comme horizontalement. En résulte un effet de damier étiré, et une série de jeux optiques, en creux ou en bosse. L'œuvre stable oscille, paravent léger à la structure d'épi ou de plume, séduisant échiquier mental. Cette œuvre, l'artiste la rattache au sentiment de saudade, cette mélancolie singulière que le musicien Pierre Barouh qualifie de « manque habité ». Dans l'exposition, c'est le dernier tableau qui s'offre au visiteur, comme une discrète invitation.


Notes 1 – Si on les imagine réduites à un petit format, les deux œuvres se connectent encore davantage aux logotypes des médias de masse, au design et à la vie quotidienne : elles pourraient par exemple constituer de magnifiques et mystérieuses pochettes de disques.